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Audio. Pr Jaâfar Heikel: «Ce que je reproche au ministère de la Santé»

Audio. Pr Jaâfar Heikel: «Ce que je reproche au ministère de la Santé»

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Depuis quelques semaines, le Maroc, pourtant un modèle dans la lutte contre la Covid-19, enregistre une flambée des cas. Comment expliquer cette situation? Est-elle liée à l’ouverture des frontières? Au retour des MRE? Eclaircissements avec l’épidémiologiste Jaâfar Heikel.

Personne ne l’a vue venir. La maladie à coronavirus 2019, plus connue sous le nom Covid-19 (acronyme de l’anglais «Coronavirus disease 2019»), est apparue en décembre 2019 dans la ville de Wuhan, en Chine. Elle s’est ensuite propagée à travers le monde, devenant l’une des pandémies les plus meurtrières de notre Histoire. Des économies ont été paralysées, d’autres se sont effondrées, mais un autre lot a réussi à minimiser les effets de cette crise. Leurs solutions: réactivité, rigueur, adaptation. Le Maroc fait partie de ces pays.

Depuis l’enregistrement du premier cas de coronavirus sur son territoire, début mars 2020, le royaume n’a pas perdu de temps pour prendre les mesures qui s’imposaient. Instauration de l’Etat d’urgence, confinement sanitaire, création d’un Fonds spécial pour la gestion de la pandémie, fermeture des frontières aériennes et maritimes avec certains pays, annulation des événements internationaux et des manifestations publics, fermetures des commerces non essentiels, des lieux de cultes, des établissement d’enseignement, des lieux de restauration, etc. D’autres mesures se sont ajoutées au fil de l’évolution de la pandémie.

Puis est venue la vaccination. Et dans ce domaine, le Maroc a été un véritable exemple. Dès le 28 janvier 2021, la campagne de vaccination contre la Covid-19 a démarré dans le royaume, avec le roi Mohammed VI se faisant lui-même vacciner. Ensuite, avec 24,7 millions de doses administrées au 5 août dernier, le pays s’est placé en tête des pays africains en la matière. Ce statut de champion continental a été renforcé par le lancement le 5 juillet dernier d’un projet d’envergure visant la fabrication et la mise en seringue locales du vaccin anti-Covid.

Tous ces efforts ont payé. Le Maroc a commencé à voir une baisse du nombre de cas de Covid-19 enregistrés chaque jour. Ce qui a amené les autorités à annoncer l’ouverture des frontières aériennes et maritimes, surtout pour le retour des MRE et des touristes, ainsi que l’allègement de certaines restrictions, dont notamment le passage du couvre-feu de 21h à 23h. Cette annonce a fait le bonheur des commerces, restaurants et autres secteurs qui avaient été durement frappés par la crise.

Mais voilà que depuis quelques semaines, l’on assiste à une flambée des cas de Covid-19 au Maroc. Et rebelotte: le gouvernement a pris de nouvelles mesures restrictives, à savoir l’élargissement du couvre-feu de 23h à 21h, l’interdiction des déplacements de et vers Casablanca, Marrakech et Agadir sauf pour les personnes vaccinées et les cas de nécessité, la fermeture totale des hammams, piscines et salles de sports et la limitation à 25 personnes pour les événements et rassemblements.

Comment expliquer cette situation? Est-elle liée à l’ouverture des frontières? Le champion marocain est-il en train de perdre les pédales? Le Pr Jaâfar Heikel, épidémiologiste, répond au micro de Ni9ach21.

Ni9ach21: Qu’est-ce qui explique la flambée des cas de Covid-19 ces dernières semaines?

Jaâfar Heikel: Il ne faut pas lier le fait d’être un bon exemple avec l’augmentation des cas. Sinon la majorité des pays du monde, y compris les Etats-Unis et l’Angleterre, pourraient être considérés comme très mauvais. Dans tous les pays, il y a des adaptations à ce que j’appelle la gouvernance des crises sanitaires. Celle-ci se fait en fonction d’un certain nombre de contextes: épidémiologique, social, économique et politique.

Le Maroc, depuis le 2 mars 2020, a géré la crise de façon pragmatique. C’est l’un des pays où le confinement a le plus duré, soit 84 jours. C’est aussi l’un des premiers à avoir réagi face à la pandémie et qui ont décidé de faire une vaccination de masse de la population cible, et de façon gratuite. Le Maroc peut ainsi être considéré comme un bon gestionnaire de la crise sanitaire. Cependant, la situation actuelle est semblable à ce qui s’est passé l’an dernier, après l’Aïd al-Adha, lorsqu’on a eu une flambée des cas. Mais à une différence près: l’ampleur est plus importante cette année. Ceci, malgré la vaccination, qui nous a pourtant permis d’avoir actuellement une létalité de 1,6%, une des plus basses au monde.

La situation actuelle s’explique par 4 facteurs. Le premier, c’est que depuis le 21 juin, il y a eu un brassage populationnel, à travers l’ouverture des frontière aériennes, le retour des MRE et des touristes, les festivités, la plage, les restaurants, etc. Tous ces facteurs ont joué un rôle important dans l’incidence de la maladie. Précisons donc que ce n’est pas à cause des touristes, ni des MRE, mais un ensemble de facteurs.

Le deuxième facteur est que l’on se retrouve avec deux souches, qui ont pris le relais de la souche classique. Il s’agit des variants Alpha et Delta, qui sont aujourd’hui prédominants au Maroc. Ils ont notamment permis une multiplication par 2 ou par 3 du risque de transmission. C’est-à-dire que ces variant se transmettent plus rapidement, plus facilement et créent des clusters.

Le troisième facteur, qui est le plus important à mon sens, est ce que j’appelle la fatigabilité des comportements sociaux. C’est-à-dire qu’on assiste à un relâchement dans le respect des mesures barrières par un certain nombre de citoyens. Et on l’observe dans toutes les villes.

Quant au dernier facteur, c’est qu’au moment où nous avons vacciné les personnes au-delà de 40 ans, les personnes de cette catégorie vivaient avec leurs enfants, neveux et nièces, qui sont dans la vingtaine. Ceux-ci n’étaient pas vaccinés, et pouvaient sortir et rentrer, s’amuser… Et ils se sont retrouvés à infecter des personnes non vaccinées, mais également des personnes vaccinées.

Conséquence: le système de santé est sous pression, avec plus de personnes hospitalisées. Nous sommes passés de 3.500 personnes sous observation médicale au 21 juin, à près de 52.000 aujourd’hui, d’un taux de positivité des tests de 1,5% à près de 22%, et d’un taux d’occupation des lits de réanimation de 4% à 33%. La situation reste, certes, inquiétante, vu le nombre, mais nous n’avons pas plus de décès en pourcentage. Donc, oui à la vaccination, car elle permet de réduire les risques de transmission, mais il faut maintenir et faire appliquer les mesures barrières

L’ouverture des frontières était-elle vraiment la bonne décision?

C’était la bonne décision. Au contraire, moi je suis pour l’ouverture des frontières, pour l’ouverture des commerces, pour l’ouverture des hôtels. Je suis pour les MRE qui rentrent au Maroc, pour les touristes. Là où je ne suis pas d’accord, c’est la manière dont la crise est gérée par les autorités de tutelle, et en particulier le ministère de la Santé. Il faut plus communiquer auprès de la population. Par exemple, pourquoi le ministère n’explique-t-il pas quelle est la prévalence des variants présents au Maroc? Ou pourquoi l’on ferme à 21h alors qu’en journée, on se permet n’importe quelle liberté?

Je suis pour que le pass vaccinal soit une sorte de permis de circuler, mais il faut appliquer les mesures, et les faire respecter par tout le monde, de jour comme de nuit. L’enjeu pour moi n’est pas dans le couvre-feu, car si les jeunes peuvent monter dans le bus ou dans le tram, aller au travail, dans un restaurant sans masque et sans distanciation physique, ça ne sert à rien.

Récemment, la campagne de vaccination s’est élargie aux jeunes de 25 ans et plus. De plus, tout le monde peut désormais aller dans tous les centres, et sans rendez-vous préalable. Peut-on qualifier cette décision d’hâtive, quand on voit les cohues dans certains centres?

Moi je crois qu’il est important que les jeunes soient vaccinés. C’est une bonne décision, il faut féliciter le Maroc de vouloir vacciner le maximum. Lorsque le ministère a décidé de vacciner tous les jeunes partout, je crois que l’objectif était bon, mais la méthode utilisée ne l’était pas forcément. C’est une très bonne idée de faire vacciner les jeunes. Mais si vous dîtes à tout le monde «Allez où vous voulez quand vous voulez», voilà ce qui se passe (les cohues, ndlr).

Par contre, il aurait fallu, par exemple, procéder par zoning. C’est-à-dire ouvrir des centres de vaccination, et attribuer aux citoyens des codes en fonction de leur carte d’identité, puis leur donner, en fonction du lieu d’habitation, le choix d’aller se faire vacciner gratuitement dans un centre de santé ou un cabinet médical privé dans une zone délimitée. On peut ainsi intégrer le secteur privé dans la campagne de vaccination. Il faut noter que beaucoup de médecins du privé étaient volontaires pour vacciner les citoyens gratuitement. Et puisque les citoyens travaillent généralement en journée, le cabinet médical peut les vacciner de 18h à 22h. Si cela avait été fait, je crois qu’on aurait atteint les mêmes objectifs, mais sans les difficultés qui ont été rencontrées. Je veux dire qu’on aurait pu optimiser la planification, l’améliorer. Alors, peut-être que le ministère de la santé, sans s’en rendre compte, s’est fait déborder.

Quel a donc été la contribution du privé?

Nous avons vacciné nos confrères, les médecins et les infirmiers du privé. Lorsqu’on s’est mis à la disposition de l’Etat, le ministère n’a pas souhaité répondre à notre demande. Je ne comprends pas pourquoi, mais je respecte cette décision. Mais peut-être qu’ils voulaient s’assurer qu’il n’y ait pas de problème de conservation de vaccins, ou pour d’autres raisons.

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